La Suisse face à la CEDH : entre condamnations et évolutions juridiques

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La Suisse a ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme en 1974 (ci-après la Convention), affirmant ainsi son engagement en faveur de la protection des droits fondamentaux. Longtemps perçue comme un modèle en la matière, elle entretient néanmoins une relation singulière avec la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après la CEDH ou la Cour).

En 2024, la CEDH a rendu neuf arrêts à son encontre, dont sept concluant à une violation de la Convention. Ces décisions concernent principalement le droit à la liberté et à la sûreté (article 5), le droit à un procès équitable (article 6) ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), mais également l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (article 3) ou encore l’interdiction de la discrimination (article 14).

Si la Suisse se distingue par sa diligence dans l’exécution des arrêts de la CEDH, cette conformité stricte la place paradoxalement dans une situation où elle adopte une posture de plus en plus réticente face aux décisions de Strasbourg. L’affaire emblématique des Aînées pour le climat illustre cette tension entre les engagements internationaux de la Suisse et la perception nationale de sa souveraineté juridique.

Dès lors, il convient d’analyser les violations les plus fréquemment retenues par la CEDH à l’encontre de la Suisse (I) et d’en examiner les répercussions sur l’évolution du droit interne (II).

I- Les articles les plus invoqués devant la CEDH dans le contentieux suisse

Trois articles occupent une place importante dans le contentieux suisse devant la CEDH : l’article 8 sur la vie privée et familiale (A), l’article 10 sur la liberté d’expression (B) et l’article 14 sur la non-discrimination (C).

A- L’ingérence étatique dans le droit à la vie privée et familiale (article 8 de la Convention)

L’article 8 de la Convention consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. En Suisse, plusieurs affaires ont mis en lumière des tensions entre l’intervention de l’État et la protection de ce droit.

L’affaire Lăcătuș c. Suisse (2021) est emblématique en la matière. Dans cette décision, la CEDH a condamné la Suisse pour avoir infligé une amende à une femme rom en situation de précarité pour mendicité dans l’espace public. Elle a estimé que cette sanction, appliquée sans prise en compte de la vulnérabilité de la requérante, constituait une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de la vie privée et de sa dignité.

Cet arrêt a soulevé un débat sur les politiques suisses de lutte contre la mendicité, notamment à Genève où il est totalement interdit de demander l’aumône. De plus, c’est la première fois que la CEDH intègre la mendicité dans le champ d’application de l’article 8 ce qui étend l’applicabilité de ce dernier.

Plus récemment*, l’arrêt P.J. et R.J. c. Suisse (2024)* a rappelé l’importance d’un équilibre entre les exigences de l’ordre public et la protection de la vie privée et familiale. Dans cette affaire, la CEDH a conclu que la Suisse avait violé l’article 8 en raison de la décision des autorités d’expulser un ressortissant de Bosnie-Herzégovine, père de famille, en raison d’une peine de prison avec sursis malgré son intégration de longue date sur le territoire suisse. La CEDH a jugé que les autorités nationales n’avaient pas suffisamment effectué une mise en balance entre les intérêts publics et la vie privée et familiale de l’individu.

Ces décisions montrent que la Suisse, bien que soucieuse de concilier l’ordre public avec la protection des droits fondamentaux, se heurte régulièrement aux exigences de proportionnalité posées par la CEDH.

B- La liberté d’expression en conflit (article 10 de la Convention)

L’article 10 garantit la liberté d’expression, mais cette liberté n’est pas absolue et peut être soumise à des restrictions lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres intérêts protégés, notamment la protection de la réputation ou des sentiments religieux. Ces restrictions sont prévues au deuxième alinéa de cet article.

L’arrêt Perinçek c. Suisse de 2015 illustre ce débat et cette mise en balance entre la liberté d’expression et les conséquences, parfois néfastes, de son exercice.

Ainsi, un homme politique turc, avait été condamné pour négation du génocide arménien, en vertu de l’article 261 bis du Code pénal suisse qui vise à protéger les individus contre les incitations à la haine et les discriminations basées sur le sexe, la religion, l’ethnie ou la « race ».

La CEDH a jugé que cette condamnation constituait une violation de l’article 10, estimant que les propos tenus relevaient d’un débat d’intérêt public et ne constituaient pas une incitation à la haine.

Cet arrêt a suscité de nombreuses réactions en Suisse, soulignant les tensions entre la liberté d’expression et la lutte contre la négation des crimes historiques. La CEDH confirme d’ailleurs sa position dans un arrêt rendu en 2017, Mercan et autres c. Suisse où la condamnation pénale de la négation du génocide arménien a violé la liberté d’expression des requérants.

Ces affaires mettent en exergue la difficulté de concilier la liberté d’expression avec la protection d’autres droits fondamentaux, notamment en matière de discours clivants politiquement et historiquement. La jurisprudence de la CEDH pousse la Suisse à un équilibre délicat entre la garantie d’un débat public ouvert et la nécessité de prévenir les abus outrepassant la liberté d’expression.

C- Discriminations et inégalités : une conformité inachevée au droit européen (article 14 de la Convention)

L’article 14 de la Convention interdit toute discrimination dans la jouissance des droits garantis par la Convention. En Suisse, deux catégories de discrimination ont été régulièrement mises en lumière et sanctionnées par la CEDH : les discriminations à l’égard des couples homosexuels, notamment en matière de filiation et de gestation pour autrui (GPA), ainsi que les discriminations raciales, en particulier les contrôles policiers fondés sur le profilage racial.

> Sur la non-reconnaissance des droits des couples homosexuels et des enfants nés par GPA

L’arrêt D.B. et autres c. Suisse (2022) illustre la tension que représente la GPA dans le débat public. Dans cette affaire, un couple homosexuel ayant eu recours à une GPA aux États-Unis s’est vu refuser, en Suisse, la reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention. En Suisse, l’adoption étant uniquement ouverte aux couples mariés, aucune alternative légale ne permettait au père d’intention d’être reconnu comme parent de l’enfant. La CEDH a jugé que cette impossibilité absolue et générale constituait une violation de l’article 8 en ce qu’elle portait atteinte au droit de l’enfant au respect à sa vie privée et familiale.

Cette décision a conduit la Suisse à devoir envisager des mesures permettant la reconnaissance du lien de filiation, telles que l’adoption, pour éviter que l’interdiction de la GPA ne porte atteinte aux droits de l’enfant.

La CEDH a toutefois nuancé cette position dans la décision, S.C. et autres c. Suisse (2024). Ici, les requérants se trouvaient dans une situation similaire, mais la Cour a admis une marge d’appréciation large de l’État suisse, soulignant que l’interdiction de la GPA en droit interne poursuivait un objectif légitime bien que les enfants nés d’une GPA à l’étranger et ceux nés à l’étranger par d’autres moyens se trouvaient dans une situation analogue au regard de l’article 14.

Cette décision montre que, si la CEDH impose à la Suisse d’aménager des solutions pour garantir les droits des enfants, elle ne remet pas en cause l’interdiction générale de la GPA dans l’ordre juridique suisse.

> Sur les discriminations raciales institutionnelles

L’arrêt Wa Baile contre Suisse (2024) constitue une avancée majeure en matière de reconnaissance du profilage racial et de lutte contre les discriminations raciales en Suisse mais aussi en Europe.

Le requérant avait été soumis à un contrôle d’identité par la police suisse sans motif apparent, uniquement sur la base de son apparence physique. La CEDH a estimé que ce contrôle constituait une atteinte à son droit au respect de la vie privée. Mais surtout, la CEDH a reconnu que le contrôle avait un caractère discriminatoire en raison de la couleur de peau du requérant, concluant ainsi à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

Cet arrêt impulse à l’État Suisse de mettre en place des mécanismes de recours effectifs pour les victimes de telles discriminations et de veiller à ce que les forces de l’ordre respectent les principes de non-discrimination dans l’exercice de leurs missions.

Ces affaires démontrent que la Suisse, bien qu’ayant progressivement renforcé son cadre juridique en matière de non-discrimination, demeure confrontée à des lacunes dans la reconnaissance des droits des minorités.

Ainsi, après avoir analysé les articles les plus fréquemment invoqués dans le contentieux suisse devant la CEDH, il convient désormais de s’intéresser à l’impact des arrêts de la Cour. Ceux-ci ont entraîné à la fois des avancées significatives en matière de droits fondamentaux et des controverses qui continuent d’alimenter le débat en Suisse (II).

II- L’impact des arrêts de la CEDH en Suisse : entre avancées et controverses

La CEDH, à travers l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz (ou Aînés pour le climat), a marqué une avancée majeure dans le contentieux climatique au regard de la Convention (A). Cet arrêt a eu d’importantes répercussions juridiques et politiques (B) et, comme d’autres décisions de la CEDH, il contribue à l’évolution du droit suisse en faveur d’une meilleure protection des droits de l’Homme (C).

A- Une avancée jurisprudentielle majeure : la reconnaissance de la responsabilité climatique de la Suisse reconnue

Dans un arrêt créatif et précurseur rendu le 9 avril 2024 Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, la CEDH a marqué un tournant dans l’interprétation de la Convention à la lumière des enjeux climatiques. Cette arrêt est le premier à condamner un État pour inaction climatique.

Ainsi, les requérantes, des femmes âgées particulièrement affectées par les vagues de chaleur liées au changement climatique, estimaient que la Suisse ne prenait pas les mesures nécessaires pour limiter ses effets. Après plusieurs rejets de leurs recours pour inaction par les tribunaux suisses, elles ont porté l’affaire devant la CEDH, via l’association des Ainés pour le climat notamment, invoquant une violation des articles 2, 6, 8 et 13 de la Convention.

Dès lors, deux questions inédites se sont posées devant la CEDH :

  • La première, tenant à la recevabilité de la requête, est d’accorder ou non la qualité de victime des associations dans le cadre du contentieux climatique.
  • La deuxième, tenant au fond de l’affaire, est de déterminer si l’insuffisance des politiques climatiques constitue une violation des droits humains garantis par la Convention.

> Sur la recevabilité, la Cour a rejeté celle de la requête des femmes âgées en leur nom propre, estimant qu’elles n’avaient pas démontré un lien direct et personnel avec les manquements allégués. Toutefois, la CEDH a reconnu la qualité pour agir de l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, soulignant que les associations peuvent défendre collectivement les droits des citoyens dans le cadre de contentieux climatiques. Cette ouverture inédite aux actions collectives renforce la possibilité pour des groupes de citoyens de porter des actions en justice en matière de climat.

> Sur le fond de l’affaire, la CEDH a reconnu que la Suisse avait manqué à son obligation de protéger ses citoyens contre les effets graves du changement climatique. En vertu de l’article 8 protégeant le droit au respect de la vie privée et familiale, la CEDH a estimé que les États ont une obligation positive de prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de leurs citoyens face aux risques climatiques. Cette interprétation inédite et extensive de l’article 8 résulte de la mise en avant par la Cour de l’argument d’un consensus international quant aux risques liés au changement climatique.

En outre, bien que la CEDH accorde une certaine marge d’appréciation aux États dans la mise en œuvre de politiques climatiques, elle a souligné que cette marge est limitée en ce qui concerne les objectifs climatiques internationaux, comme ceux fixés par l’Accord de Paris.

Cet arrêt contre la Suisse constitue un précédent pour la justice climatique en Europe puisque la CEDH y reconnait que l’inaction climatique des États constitue une violation des droits humains protégés par la Convention. Cet arrêt ouvre la voie à un contentieux climatique de plus en plus dense.

Mais il est également loin de faire l’unanimité en Suisse et dans d’autres États européens qui estiment que la Cour a outrepassé le principe de subsidiarité et a sur-interprété la Convention (B).

B- Répercussions juridiques et politiques de la CEDH : un tournant pour les droits suisse et européen ?

L’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse a fait l’objet de vives critiques, en particulier en raison de son interprétation large de la Convention et de son impact sur la souveraineté nationale. Bien qu’il soit salué pour son avancée en matière climatique, certains y voient une ingérence de la CEDH dans les affaires internes du pays. Le Parlement suisse a d’ailleurs exprimé ses réserves, dénonçant une atteinte à ses prérogatives législatives.

Cette décision a également ravivé le débat public sur la politique climatique suisse, opposant partisans d’une action renforcée et détracteurs de l’intervention des juridictions européennes. Le gouvernement, quant à lui, reproche à la CEDH d’avoir outrepassé son rôle en imposant de nouvelles obligations aux États, obligations absentes de la lettre de la Convention.

Innovant mais controversé, cet arrêt soulève ainsi la question des limites de l’intervention juridictionnelle internationale sur les politiques publiques nationales. Mais il s’inscrit également dans une suite d’arrêts permettant une évolution du droit suisse.

C- L’évolution du droit suisse au regard de la jurisprudence de la CEDH

Plus globalement, des arrêts de la CEDH et des articles de la Convention ont fait évoluer le droit suisse vers un alignement entre son droit et le respect de la Convention.

Première évolution, et non des moindres, l’adhésion de la Suisse à la Convention était conditionnée à l’obtention pour les femmes suisses du droit de vote. Ainsi, dès sa ratification par la Suisse en 1974, la Convention et le système européen ont eu une influence sur le droit suisse.

Par suite, la jurisprudence de la CEDH a conduit à une révision importante de la Constitution fédérale en 1999. De nouvelles garanties de procédure ont été introduites, notamment sur la détention préventive, le droit à l’information et le droit à une défense (liées à l’article 6 de la Convention).

Également, la réforme judiciaire de 2000 a permis d’uniformiser les règles de procédure à l’échelle fédérale, remplaçant les 26 codes cantonaux. Cela a facilité l’application des droits fondamentaux, comme l’interdiction des preuves illégales et le droit à une défense d’office en application des garanties procédurales de l’article 6 de la Convention.

Sur la protection de la vie privée et familiale, à la suite d’arrêts rendus à son encontre (notamment Mengesha Kimfe c. Suisse), la Suisse a adopté une législation en 2008. Cette dernière permet aux conjoints séparés par l’attente d’expulsion et placés dans des cantons différents de se retrouver et de vivre ensemble, notamment lorsque l’expulsion forcée ne peut pas être exécutée pendant une période prolongée.

Ainsi, qu’il s’agisse de l’adhésion même à la Convention, des révisions constitutionnelles ou encore de l’unification des procédures judiciaires, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a joué un rôle moteur dans plusieurs réformes clefs du système juridique suisse.

Conclusion

La Suisse entretient une relation ambivalente avec la CEDH. Si elle demeure l’un des États les plus rigoureux dans l’exécution des arrêts, les décisions rendues à son encontre révèlent des zones de friction entre sa législation nationale et les standards européens. Les articles 8, 10 et 14 de la Convention figurent au cœur du contentieux suisse, traduisant des enjeux sociétaux majeurs comme la protection de la vie privée, la liberté d’expression ou encore la lutte contre les discriminations.

L’affaire des Aînées pour le climat incarne à elle seule cette tension entre l’universalité des droits et la souveraineté nationale : tout en consacrant des avancées majeures, la jurisprudence européenne impulse parfois des remises en question politiques, notamment sur le rôle de la Cour et les limites du principe de subsidiarité.

En définitive, les contentieux portés devant la CEDH contribuent activement à faire évoluer le droit suisse, en le poussant vers une meilleure prise en compte des vulnérabilités sociales et environnementales. Le recours devant la CEDH s’avère essentiel pour renforcer la protection effective des droits fondamentaux en Suisse.

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